Mon chemin de prière... Puisque l’occasion m’en est donnée, c’est avec toi, mon Dieu, que je voudrais le parcourir. Te parler, plutôt que parler de toi... N’es-tu pas le premier intéressé? Mon premier chemin faisait deux cents mètres à peine. Il menait de notre maison à la belle église de Simacourbe. L’hiver, je me blottissais sous le manteau de ma mère. J’appelais ça «faire poussin» : seules mes jambes dépassaient sous les plumes de la mère poule. Pour la messe de minuit, dans la nef, les grands lustres de verroterie éclairaient la chorégraphie des enfants de choeur rouges et blancs. A la tribune, mon père, voix de stentor et geste auguste, dirigeait une chorale approximative accompagnée par un harmonium poussif. Aujourd’hui encore, je donnerais tous les Opéra Bastille et tous les Zénith pour cette première émotion-là. Comme quoi, tu le vois, mon Dieu, malgré mes prétentions à libérer la foi des déterminismes de l’enfance, je suis bien comme tout le monde : un adulte tenté par les réflexes religieux nostalgiques. J’ai tout appris par coeur. Les prières et le catéchisme, et surtout la surveillance permanente que tu étais censé exercer sur moi, nuit et jour. Mon premier livre pieux s’appelait La Miche de Pain. La première page était noire comme la peur, avec cette sentence: «Une fourmi noire sur une pierre noire dans la nuit noire, Dieu la voit!». Je comprends bien aujourd’hui que la suspicion et l’angoisse sont les meilleures alliées de toutes les frustrations et de tous les dogmatismes. Ce dieu pervers, comment ai-je pu m’en affranchir? Sans doute m’avais-tu donné l’esprit trop libre, l’optimisme trop chevillé, et des éducateurs trop bienveillants pour que je puisse tomber dans un piège aussi grossier. Je ne prierai plus que toi, Dieu de miséricorde, Dieu de Jésus-Christ. À seize ans, j’ai pris la soutane. À Lourdes, dans la basilique souterraine toute neuve, et dans l’enthousiasme. Un bref aller-retour, maman ayant une formule (que je sus plus tard tirée de l’Imitation de Jésus-Christ): «on se sanctifie rarement dans les pèlerinages». Un comble pour celui qui allait être appelé à l’animation de tant de rassemblements d’Église! Avant d’intégrer le noviciat, j’ai donc fait le tour du village, fier de mon habit neuf et du surplus de respectabilité qu’il me conférait... J’ai rêvé depuis, mon Dieu, que l’expérience décapante de ma génération économiserait aux séminaristes d’aujourd’hui de s’égarer dans l’impasses des honneurs. Mais le bagage des uns est sans doute inutile aux autres. Ils devront trouver leurs propres chemins. Au noviciat, le réveil sonnait à six heures moins sept. Martyre quotidien pour un couche-tard. Courte ablution à l’eau froide, puis méditation. C’est-à-dire qu’on me posait une heure durant devant une bible, le ventre creux et les fesses talées, sans préparation ni mode d’emploi, avec pour mission impossible de dialoguer avec toi. Pur esprit, il fallait devenir un pur esprit. Tu te souviens, je passais tout mon temps à lutter contre le sommeil. Et quand, d’aventure, j’arrivais à le vaincre, c’était pour voir arriver le flot des «distractions» et autres pensées interlopes... Que de temps et de travail sur moi-même (j’emploierais bien le mot ascèse, s’il n’était entaché de tant de perversions) il m’aura fallu pour me réconcilier avec mon corps, mon visage, mon souffle, ma peau, mon poids, ma sexualité. Pour les intégrer à ma vie spirituelle, à ma prière. Je ne suis pas un ange, et, aujourd’hui, j’en suis heureux. Grâces te soient rendues, j’ai eu la chance d’être accueilli dans une communauté guidée par la théologie de l’Incarnation. «Ne trouvons d’admirable que l’Incarnation et ses divines suites», disait le fondateur, Louis-Marie Baudouin. Une belle théologie paysanne qui tient au corps, loin des piétés vaporeuses. Il ne faut pas m’en vouloir, mon Dieu, si je ne suis pas un homme pieux, au sens où on l’entend d’habitude. Pire : la piété a pour moi des relents de vieilles sacristies, de phrases lénifiantes, de chromos Saint-Sulpice. Alors que l’Incarnation m’évoque la profondeur de la chair, la descente aux entrailles, le quotidien élevé au rang de sacrement... «Que vous mangiez, que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout en eucharistiant...» (I Corynthiens 10, 31) Ma prière a ce goût-là. J’ai longtemps cru que c’était faute de mieux. Aujourd’hui, je pense que chacun a droit à la prière qui lui ressemble. Je voudrais enfin te parler de ces cinq dernières années, de cette plongée en apnée, avec mes copains du groupe Crëche, dans les paraboles de ton Évangile, pour les dire en chansons. Que je les aime, ces histoires, et comme j’aime entendre ton Fils me les raconter. Des histoires riches et complexes comme la vie. Des mots de tous les jours... Te souviens-tu comme chacune résistait lorsque nous voulions en extraire la moelle? Émerveillements, controverses, compagnonnage fraternel et rugueux, prière aussi, et inspirations réciproques. Je te les offre aujourd’hui, puisque, paraît-il, «chanter c’est prier deux fois». | ||||||||